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Une goutte, « ploc ! », qui tombe dans la paume gauche tournée vers le ciel. L’avait-il sentie pour de vrai ? Et si oui, était-ce la première ? Pleuvait-il depuis un moment déjà ? Ses vêtements, étaient-ils humides ? Thomas n’était pas sûr… Son corps lui semblait une réalité lointaine, plutôt vague, presque une abstraction. Sans le picotement humide qu’il pouvait éprouver encore au milieu de sa main entrouverte, peut-être aurait-il pu oublier tout doucement qu’il avait été un être de chair et de sang, et, bientôt, il serait mort sans s’en rendre compte. Mais maintenant, c’était foutu, il ne pensait plus qu’à la pluie. À la boue qu’elle ferait en se mêlant à l’humus, la boue qui bientôt s’insinuerait dans ses narines, la boue qui lui coulerait dans la gorge, la boue, la boue, la boue qui l »étoufferait, la boue qui le tuerait – car, oui, ses blessures mortelles lui laisseraient tout juste le temps de se noyer dans une flaque d’eau terreuse, c’était sûr, c’était certain, ça se passerait comme ça, comme ça et pas autrement… Au-dessus de sa tête, épouvantablement près, le tonnerre rugit si fort que Thomas crut sentir son cœur lâcher. Depuis toujours, l’orage le terrifiait, et un instant, il aurait voulu rire tant la perspective de suffoquer dans une flaque de gadoue sous ces grondements de fin du monde ressemblait à l’idée qu’il se faisait de l’enfer. Et dire qu’une minute plus tôt il s’était félicité d’accueillir la mort serein, philosophe, beau joueur ! À croire qu’il n’avait encore rien vu. Quelque part, en haut-lieu, on avait décidé qu’il ne s’en tirerait pas à si bon compte.
Lorsqu’il était enfant, Thomas courait au premier coup de tonnerre se serrer désespérément contre la poitrine osseuse d’Angèle qui fredonnait alors une chanson à l’oreille de son petit, en lui caressant les cheveux. Que chantait-elle déjà ?… Ça alors ! Comment pouvait-il ne pas se souvenir !… Enfin, l’air importait peu en ce temps-là : le soulagement qui l’envahissait presque immédiatement devait tout au contact du sein maigre, aux palpitations que le petit Thomas venait y cueillir. Qu’il lui était dévoué, cet organe usé par les chagrins, qui tressautait vaillamment encore, si mal protégé derrière les barreaux dérisoires de son étroite cage d’ivoire ! Que son inaltérable tendresse lui manquait à présent ! Et l’haleine chargée de tabac mentholé ! Et le profond parfum de rose fanée qui habitait les plis des chemisiers en soie ! « Maman ! J’ai peur ! Maman, s’il te plaît ! Maman ! MAMAN! ».
Bien sûr, crier n’aurait servi à rien : Maman n’en serait pas venue davantage étreindre la grande carcasse de son Toto, étendue dans le champ de betteraves. Pas de baiser pour le large front où avaient coagulé ensemble la terre et le sang. Fini la caresse parfumée des petits seins rabougris, serrés dans leur bel écrin de soie noire. Fini les doigts embaumés et jaunis par les Kool, passés tendrement dans les cheveux. Fini les chansons douces. Fini Angèle. Fini Maman.
De toute façon, impossible de crier : relever la tête exigeait un effort dont Thomas était incapable – et puis, quand bien même il l’eût relevée, il en serait sorti au mieux un gargouillement de foirade : le coup de talon d’un de ses assaillants lui avait brisé la mandibule. Les salauds ! Quel besoin avaient-il eu de le battre au sol après l’avoir lardé, alors même qu’il se vidait sans un murmure ? S’il s’était agi de le finir à coup sûr, pourquoi ne pas lui avoir tranché la gorge ? Ils auraient pu le planter au cœur, lui rompre la nuque à l’aide d’une pierre, d’un cric, l’étrangler avec la ceinture de l’un ou de l’autre… De telles initiatives outrepassaient la portée de leur indigente imagination, vraisemblablement. Ils avaient cogné, comme des sourds, comme des primitifs… Comme des putains de macaques. Et ils étaient partis sans s’assurer qu’il était bel et bien mort. Propres à rien, pas même à tuer un homme à quatre. Ah les cons, les pourris, les minables ! À leur place, Thomas aurait joué une toute autre musique !
Si encore il leur avait donné une bonne raison de le haïr, cette débauche de violence imbécile aurait trouvé un semblant de justification. Mais non, ils en avaient seulement après son fric. Le fric, le fric, le fric ! Ils ne désiraient que lui. Ils ne savaient que lui. Et s’ils en avaient un jour à satiété, ils se laisseraient mourir de désarroi. En y regardant de plus près, on aurait pu voir dans cette monomanie une forme d’infirmité, de débilité fondamentale dont il y aurait eu lieu de se désoler pour de bon… Le résultat d’une carence réellement pathétique… Mais là, tout de suite, Thomas n’avait pas le cœur à plaindre ses bourreaux. Outre la vilenie du crime, sa bêtise le répugnait. Cette bêtise… Leur bêtise. Une bêtise épaisse, velue et borgne, une bêtise vorace, vicieuse, à gros sabots, qui sent la bergerie et l’ail, qui pue de la gueule, une bêtise qu’on ne voit pas mieux arriver que lorsqu’elle est convaincue d’avancer à couvert… Et, pourtant, Thomas ne l’avait pas vue qui se jetait sur lui. Fallait-il qu’il soit candide pour se croire à l’abri de leurs grossières conjurations ! Oui, c’était inadmissible et pourtant incontestable : il s’était fait posséder en beauté. Et la conclusion qui s’imposait quant à ses propres facultés de discernement ne le flattait guère.
Derrière les paupières scellées du moriblond défilèrent en gros plan les quatre sales gueules tordues par la rage et l’effort conjugués, comme des diapositives, autant d’instantanés des expressions animales qui les défiguraient tandis qu’ils l’assassinaient en meute. L’énorme trogne rougeaude et luisante de Bob dégoulinait d’une sueur épaisse comme de l’huile. Quand ses naseaux cent fois recousus se dilataient pour happer un filet d’oxygène, des sifflements s’échappaient de la truffe écrasée du boxer, applatie par trente ans de pains quotidiens, et ses babines violacées se retroussaient sur des gencives toutes nues. Il grognait de plaisir. Les joues creuses de Jean-Loup, successivement marquées par la varicelle et l’acné, se gonflaient furieusement quand il frappait avec son poinçon. Une lourde consommation de psychostimulants avaient creusé dans son visage des vallons profonds, des à-pics vertigineux, et, toutes les quinze secondes environ, ces reliefs vocaniques tremblaient, soumis aux secousses sismiques de violents tics nerveux. Avec ses longs cheveux noirs et son teint olivâtre, il ressemblait à une momie aztèque, folle de rage qu’on l’ait tirée de sa sieste millénaire. Une fièvre lubrique faisait luire le regard de David, dilatant ses longs yeux noirs aux cils de femme, gluants, obscènes. De l’écume coulait de son menton en galoche, et de sa bouche, des monosyllabes libidineuses. « Oouuii !Haaaan! Ooouuii ! ».Thomas en était sûr, il n’avait pas rêvé. L’ignominieuse mise à mort de son ami devait peser à James : d’une pâleur spectrale, son visage semblait sur le point de se fissurer tant les muscles en étaient tendus, et des quatre hommes, ce fut lui qui frappa le plus fort, certainement pressé d’en finir, plantant et replantant avec acharnement la lame de son couteau papillon dans l’abdomen de Thomas. Dans son regard, on ne devinait pourtant aucun remords… Thomas se reprit : cette fois, il brodait pour de bon. Indiscutablement, James se trouvait dans d’autres dispositions que les trois autres à son égard – rien d’étonnant à ça au demeurant : ils avaient été proches l’un de l’autre, et puis, à la différence de ses comparses, James n’était pas dingue. Tuer ne lui filait pas la trique. Mais, de là à déduire que sa conscience le taraudait… C’était mal le connaître ! Enfin, quoi qu’il ait eu à l’esprit lorsqu’il le frappait, ça ne lui allait guère au teint.
Thomas se trouva nauséeux comme tournaient dans sa tête la peinture détaillée de son peloton d’exécution. La bestialité qu’exprimaient les figures, la haine ricanante, la rage fulminante, le mépris goguenard pour le condamné, la jouissance de son humiliation, de sa douleur, cette affreuse allégresse dans le regard fou de David… Toutes ces mimiques de diables, ces froncements de groin, ces dents carnassières et les deux gencives dépouillées, ces yeux ronds ou plissés, rougis et baveux ou pris en glace, composaient une galerie de grimaces sataniques, qui rappelait à celui qui allait mourir un tableau dont Julia lui avait montré une reproduction : Le Christ aux outrages de Jérôme Bosch. Que les hommes sont laids quand ils sont mauvais !